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Claude François, à Paris, le 16 décembre 1974 à Paris.
Le 11 mars 1978, il y a trente-neuf ans, Claude François mourrait électrocuté, à 39 ans, et Libération titrait : «A volté». Un registre grinçant qui montrait l’importance que la rédaction et ses lecteurs, dont l’auteur de ces lignes, accordaient au chanteur populaire. Le reportage de Sorj Chalandon, qui deviendra grand reporter, n’avait pas l’ironie du petit texte introductif dans lequel il était dit que Claude François était la quatrième personnalité à mourir dans sa salle de bains après Maria Callas, Martine Carol et Maria Montez. Le reporter envoyé sur place, boulevard Exelmans dans le XVIe arrondissement de Paris, s’en tenait lui à un registre tendre et terminait son article sur le départ d’un couple venu aux nouvelles : «"On rentre, j’ai mal au pied", murmure l’homme. Alors, après un dernier coup d’œil plein de regret à la porte divine, la femme s’est laissée entraîner en répondant: "oui"». Mais ce qui restera, comme d’habitude, c’est ce titre cinglant introduisant une distance immense entre le journal et le chanteur.
Libération, Claude François ; Claude François, Libération, on peut le prendre dans un sens ou dans l’autre, ça ne fonctionne pas. Le journal aimait les sports populaires et les chanteurs engagés, mais pas les chanteurs populaires. Lui aimait les journaux dégagés de toute préoccupation politique comme Podium qu’il avait racheté pour parler de lui-même est de la génération des chanteurs yé-yé. Et puis, on a découvert à la page 7 de la chanson exactement. L'art difficile de Claude François, le livre que le philosophe Philippe Chevallier consacre à Cloclo l’exergue suivant : «"L’idole des moins de 10 ans", Libération, journal d’opinion». Il y avait là comme un vieux compte à régler.
Question au spécialiste musique de la maison : «Claude François…» Le regard navré valait une réponse clairement exprimée, mais trop grossière pour être écrite. «Musicalement», regard perdu, navré. En route donc pour recueillir la défense de Philippe Chevallier auteur de Michel Foucault, le pouvoir de la bataille, sujet légitimé par excellence et tellement Libé. Pourquoi diable s’intéresser à Claude François quand on est installé – l’homme a 42 ans, un âge ou l’on n’ose plus, ou pas encore, remettre en cause sa réputation – ? «En mars 2012, quand Cloclo de Florent Siri est sorti, je me suis rendu compte que je n’avais plus prononcé le nom de Claude François depuis l’âge de 14 ans. Il y avait des noms illégitimes, condamnés, J’avais fait une amnésie complète.»
Nourri à la pop anglaise, la soul, toute la Motown, les Supremes de Diana Ross, Marvin Gay, les Beatles («Je suis né avec les Beatles»), David Bowie, bref le rythme et le son magnifiés, quand «la chanson française, ce qu’on appelle la grande chanson française, se limite souvent à un texte porté par une voix parfois fausse». Jusque-là pas de fausse note. Alors il a décidé d’écouter et de réécouter Alexandrie Alexandra, le Lundi au soleil ou Rubis. Il a organisé des séances d’écoute avec deux musicologues éminents diplômés du Conservatoire national supérieur de musique de Paris. L’un accepte d’être cité, l’éloignement de son pays d’origine, la Corée du Sud, lui évitera la honte à vie. Il s’appelle Ko Shun-sun. Le second doit être français et préfère garder l’anonymat. Posant d’emblée le problème de la place de Cloclo de l’autre côté d’un mur de la honte. Une honte française. Nous avons choisi de soumettre Philippe Chevallier à un interrogatoire serré sur son travail d’archéologue fondé sur des analyses et sur des rencontres avec les musiciens qui avaient travaillé avec le créateur de Comme d'habitude.
Dans mon univers social et intellectuel, c’était comme un plaisir interdit. Quand j’entends à nouveau Claude François, en 2012, à la sortie de Cloclo, je m’aperçois que je ne l’ai pas écouté depuis mon adolescence. Il était illégitime de l’aimer, mais quand je tends l’oreille, je retrouve tout ce que j’ai aimé dans la chanson anglo-saxonne. Tout est en place, le son, le rythme, est parfaitement maîtrisé. Je me dis alors qu’il faut dépasser cette gêne, et accepter qu’une chanson de Claude François soit le produit d’un travail acharné et juste. Je me souviens de la chanson Reste que j’écoute sur YouTube. La tension est là, le rythme tenu, «verrouillé» comme disait un batteur de la Motown, d’un bout à l’autre des 3 minutes que dure la chanson et la clarté du propos est extraordinaire.
Après, on essaye de comprendre pourquoi on a envie de la réécouter. J’ai été éduqué à une musique basée sur le rythme et sur le son, plutôt que sur la voix et le texte. Là, ça sonnait comme la Motown. C’était pro. Claude François se méfiait de la virtuosité et admirait la justesse et la rigueur des musiciens du studio américain. Ce côté très professionnel, il l’a imposé en France. D’ailleurs il sera le seul chanteur blanc à enregistrer là-bas, en 1971, avec les Funk Brothers qui assuraient la plupart des enregistrements. Un jour lors d’une répétition à l’Olympia, il reprend l’un de ses musiciens, un immense pianiste de jazz, qui se lâche un peu et perd ses moyens. Claude François l’interpelle : «Non, ça, c’est Miles [Davis, qu’il admirait], moi c’est Claude.» Claude François c’est l’art du contrôle absolu. On se tient à sa place.
Il n’est pas question de dire que la chanson populaire est un art majeur, il s’agit de comprendre pourquoi dans un art populaire on peut atteindre une perfection. C’est là que l’on découvre que Claude François était un travailleur acharné. Pas un concert, pas une télé, sans qu’il ne foudroie du regard le chef d’orchestre ou un musicien, pour une fausse note ou un retard. Il ne croyait qu’à une chose : le travail. Un jour, une petite fille lui demande ce qu’il faut faire pour devenir chanteur. J’insiste, il s’adresse à une enfant et là, il parle du travail : «Il faut apprendre le solfège, ça prend des années, il faut apprendre la musique après le solfège… Il faut pendant de longues années apprendre à chanter… Ça va être très compliqué…» J’en reviens à cet aspect de Claude François, le travail, le parfait calage de chaque élément, parce que c’est essentiel pour comprendre ce que je veux dire.
Je suis saturé de la pop philo, cette philosophie qui consiste à se pencher avec une certaine condescendance sur les arts mineurs, sur les arts populaires qui débouche bien souvent sur l’éloge de la médiocrité. Avec Claude François s’accomplit dans la culture francophone, ce que j’appelle «la forme moyenne». Moyen est évidemment proche de médiocre en français, mais Aristote l’a fait remarquer : le moyen terme, le meson en grec, n’est pas seulement un milieu, il est aussi un sommet. Toute disposition, librement acquise, qui réussit à se tenir à distance des extrêmes et demeurer en ce point d’équilibre est une ligne de crête. Les Anglais disent : «in the middle of the road». On peut écouter les maquettes des enregistrements en studio pour trouver des digressions, des tentatives musicales qui auraient pu séduire l’intelligentsia, mais il les gommait finalement parce que ça ne cadrait pas avec sa conception de la chanson. Quand on cherche, on peut partir un peu à gauche, à droite, mais après on rentre dans le rang, on resserre. A la Motown, une chanson devait passer au contrôle qualité, comme une pièce à l’usine. Claude François imposait cette rigueur.
Si seulement ! Commercial, cela sous-entend qu’une chanson est faite, écrite, composée, enregistrée pour suivre l’air du temps. Je ne sais pas ce que c’est que l’air du temps, mais je sais que les grands succès dont on parle n’ont pas été les succès que l’on imagine. Comme d'habitude a mis plusieurs semaines pour arriver au top des hit-parades qu’elle a quitté presque aussitôt. Chanson populaire, au début, ça ne marche pas…
Oui, bien sûr, les deux tiers de son répertoire sont des reprises. Comme dans le jazz, où il a fait ses premières armes. Mais il sait repérer les forces et les faiblesses d’une chanson, il change toujours deux ou trois détails et il la dynamise. Je vais à Rio est un bon exemple. C’est au départ une scie qu’il transforme, avec son arrangeur Jean-Claude Petit, en bombe à rythme. Souvent, les adaptations sont meilleures que l’original. Là où il se retrouve coincé, c’est avec les reprises de la Motown, il ne peut pas faire mieux, alors c’est juste pour le plaisir de la reprise. Et puis n’oublions pas à propos de reprise qu’il a créé Comme d'habitude, qui reste l’une des chansons les plus reprises du répertoire francophone avec My Way.
C’est très exactement l’inverse de ce que l’on croit. Ce qu’on peut leur reprocher c’est d’être trop sérieuses. C’est d’ailleurs ce que reprochera Gilles Deleuze à une certaine chanson populaire. Les chansons de Claude François sont aussi sérieuses que nos vies. Dans le Lundi au soleil, un couple se quitte le matin, chacun va travailler de son côté, on sent l’angoisse sourde, ça colle à nos vies. Écoutez Comme d'habitude : un couple se hait et se déchire en silence, ça n’a rien d’une petite chanson mièvre.
Paradoxalement, quand il va chercher Etienne Roda-Gil, le parolier de Julien Clerc, pour Alexandrie Alexandra, Magnolias for Ever, Rubis, Claude François prend un parolier intello, reconnu, légitime. Ces trois chansons vont être considérées comme le sommet des chansons de Claude François en termes de paroles. Mais en fait, c’est une catastrophe. Ça fait chic, mais ce n’est pas sérieux. Magnolias For
Ever, c’est la pire. Ça sonne bien, mais ça ne veut rien dire. Finalement je ne sais pas d’où vient cette réputation de paroles idiotes. Joue quelque chose de simple, c’est une chanson sur la dépression, il parle de l’ami qui vient partager un moment difficile. Écoutez, Chanteur malheureux... Cette idée qu’il y aurait comme «un air du temps» qu’il suffirait de capter, ou un désir qui correspondrait au «désir du public», est une illusion. Alors il produisait beaucoup, oui, Claude François était «productiviste», précisément parce qu’il ne savait pas à l’avance ce qui allait marcher.
Ah, les paillettes. Les paillettes sont là pour cacher le travail. Pour attirer l’œil et dissimuler la dépense d’énergie. A la télé française, cette dépense d’énergie ça ne passe pas, car il fallait mettre de la légèreté. Et ça ne marche pas. Regardez n’importe quelle télé de Cloclo, vous verrez la tension de son visage. A propos des tenues, on se moque de celles Claude François et des Claudettes, mais c’était aussi l’époque de Bowie et du glam rock. Etait-ce plus ridicule ? Je ne sais pas.
Le sujet de mon livre est la musique, les conditions de production de la musique et je ne me suis pas intéressé à cet aspect du personnage qui a été beaucoup traité par ailleurs. Cloclo et les femmes, je n’ai aucune opinion. Mais, à propos des Claudettes, ce qui me frappe, c’est la multi-ethnicité (voir les Claudettes en version sobre So near and yet so far). Pour la télévision française c’était quelque chose de révolutionnaire et de très important pour lui. Et encore aujourd’hui, vous en voyez beaucoup des femmes de couleur à la télévision française ? Peu, ou pas. C’est sa manière à lui d’être engagé. Il aimait dire «nous, les Africains», car il était petit blanc né en Égypte. A l’époque la musique noire, la soul music, c’était quelques clubs à Paris, pratiquement personne en France ne connaissait la Motown. Quand il dit «nous les Africains», c’était un engagement et une conviction.
Non, évidemment non. Ce serait ridicule. Il n’a jamais joué la carte du chanteur engagé. En revanche, à sa manière, «he was black, he was proud», il s’engageait.
Je ne vais pas aller chercher la chanson sur laquelle des élèves du conservatoire vont vous expliquer que c’est du Purcell (Comme d'habitude). Je défends le Lundi au soleil. C’est une chanson qui a tout pour elle. En apparence, il n’y a rien de remarquable dans son écriture. Mais c’est la perfection de la mise en place : les mots, les instruments, les timbres. C’est la forme moyenne absolue.